LE SON DE LA VOIX ET LES ARTS DE LA PAROLE

L'écriture rhapsodique
dans le Livre des passages
de Walter Benjamin

Francis Zimmermann

Séminaires de novembre-décembre 2020

Dans les arts du spectacle, nous étudions les reprises successives par lesquelles on «monte» une représentation théâtrale au cours d’une série de répétitions. Notre thèse est que chaque répétition est déjà à elle seule une version à part entière du spectacle. Le spectacle en préparation est le point de fuite de la série des répétitions. Il est immanent à chacune des répétitions, il est tout entier dans chacune des répétitions. Même si d'autres arts de la parole et du spectacle entrent dans le champ du séminaire, ce sont les études sur le théâtre qui constituent notre organon. Mon propos, cependant, est de déployer notre problématique dans le champ littéraire et philosophique.

J’ai tenté d’élargir le concept de Répétition. Au théâtre s'élabore le concept le plus opératoire pour nous, la répétition au double sens de rehearsal (les répétitions préparatoires au spectacle) et re-enactment (faire revivre aujourd'hui les faits héroïques du passé), et, à la limite du théâtre, les répétitions dans la remediation (réajustements à de nouveaux contextes ou de nouveaux auditoires, les remakes d'un même récit sur différents médias) et dans la sérialité (performances à épisodes). Le critère, pour déterminer si nous sommes dans ce cadre, c'est qu'il y ait rehearsals, re-enactments, remediation.

J'ai tenté aussi d'étudier le jeu des re-enactments dans les épopées chantées. Mais il manque aux épopées, dont les héros sont stéréotypés, un élément essentiel au théâtre et au roman: des personnages «en relief, en ronde bosse» comme disait E.M. Forster dans Aspects of the Novel (1927). Par contraste avec les héros épiques qui sont des personnages «plans» (flat characters), des types, les personnages du théâtre et du roman sont «en ronde bosse» (round characters). L’épopée n’est qu’un récit (a narrative of events) dont la mythologie, la structure sociale (Dumézil) et l’histoire politique (Biardeau pour le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa) sont les clés d’interprétation. Par contraste, le théâtre et le roman développent une intrigue (a plot) dont le public découvre le sens au fur et à mesure que progresse l’intrigue en confrontant son intelligence et ses émotions à celles des personnages principaux. La complexité des personnages dramatiques ou romanesques est le ressort de l’intrigue. Voilà pourquoi ce sont l'écriture de plateau au théâtre et une certaine forme d'écriture littéraire que je privilégie aujourd’hui.

Je reviens à la lecture de Walter Benjamin (1892-1940) que j’avais entreprise en mai 2019, en esquissant l'analyse d'un genre d'écriture littéraire en forme de performance rhapsodique chez Walter Benjamin dans la dernière période de son œuvre, les années 1930–1940 consacrées à l'écriture de Passages, son chef d'œuvre posthume, une écriture  «rhapsodique» (formule reprise d'un livre de Rafaëlle Jolivet Pignon, La Représentation rhapsodique, Paris, 2015), équivalant aux performances continuées que nous avions repérées au théâtre. De fait, l’œuvre entière de Benjamin prise dans sa complexité, au confluent de la philosophie, de la théorie littéraire et des sciences sociales, développe une doctrine et une méthode de la rhapsodie au sens I-B défini ci-dessous et dans le Dictionnaire de Trévoux cité plus loin.

RHAPSODIE

I-A. − Antiquité grecque. Suite de poèmes épiques chantés par les rhapsodes.
I-B. − Péjoratif, vieilli. Ouvrage en vers ou en prose fait de morceaux divers, mal liés entre eux. D'où Rhapsoder, verbe transitif, péjoratif. Compiler et citer en désordre, mal arranger; parler, écrire à tort et à travers, et Rhapsodique, adjectif. Qui est décousu, désordonné. Qui est formé de lambeaux.

Walter Benjamin vécut à Paris à partir de 1923; son écriture rhapsodique s'inspire des Surréalistes et en particulier de Louis Aragon. Il entreprend à partir de 1926 un projet mûri pendant treize ans jusqu'à sa mort prématurée en 1940 (il se suicide au moment d'être arrêté par la police franquiste), une fresque rhapsodique décrivant Paris et ses habitants sous le Second Empire (1851–1970) restée inachevée mais publiée en 1982. L'étude et l'interprétation des poèmes de Baudelaire formant la section Tableaux parisiens dans Les Fleurs du mal (1857) constituaient le noyau de ce projet. Un vaste ensemble de manuscrits de Benjamin laissés en dépôt à la Bibliothèque nationale furent redécouverts en 1981 et publiés en 2013. Je m'appuierai sur ces deux corpus pour développer la problématique de la composition rhapsodique et l'analyse d'une œuvre littéraire conçue comme un «montage» selon Benjamin ou une installation (au sens du mot dans les arts plastiques), c'est-à-dire un agencement d’objets et d’éléments indépendants les uns des autres mais constituant un tout.

Walter Benjamin, Das Passagen-Werk [1982]; traduction française, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, Paris, Cerf, 2002.
Walter Benjamin, Baudelaire. Edition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, Paris, La Fabrique éditions, 2013.

Benjamin s'inscrit dans une longue lignée d'écrivains pratiquant le récit interrompu et fragmentaire. Didier Sangsue dans Le Récit excentrique (Paris, José Corti, 1987) fait remonter cette tradition à Cervantès. «La thématisation de l'interruption est omniprésente dans Don Quichotte», écrit-il (p.103). «Sancho, narrateur rhapsodique, est un prototype de Jacques le Fataliste» et de Tristram Shandy. Sterne donne d'emblée à La Vie et les opinions de Tristram Shandy «un statut de rhapsodie, terme péjoratif au dix-huitième siècle» à propos duquel Sangsue cite (p.104) le Dictionnaire de Trévoux compilé par les jésuites entre 1704 et 1771:

Le mot de rhapsodie est devenu odieux dans notre langue. En effet, ce terme ne signifie plus parmi nous qu'une collection de passages, de pensées, d'autorités rassemblés de différents auteurs pour en composer un ouvrage.

C'est exactement la façon dont Walter Benjamin compose son Baudelaire et le Livre des passages. Les écrivains rhapsodiques réhabilitent ce qu'en anglais on appelle des scraps (des bouts de ferraille) et que Benjamin appelle des guenilles, le rebut. Par exemple dans le fragment N 1a, 8 du Livre des Passages, p.476.

«La méthode de ce travail: le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer.  Je ne vais rien dérober de précieux ni m’approprier des formules spirituelles. Mais les guenilles, le rebut: je ne veux pas en faire l’inventaire, mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon possible: en les utilisant.»

Cette méthode d'écriture prêtait à malentendu entre Benjamin, ses amis et ses éditeurs qui refusaient de publier ses projets d'articles pas assez aboutis à leurs yeux. La fragmentation délibérée du discours et la présentation «philologique» des matériaux de construction sans leur surajouter aucune spéculation, seule façon possible à ses yeux de leur rendre justice, lui interdisaient de se plier au formatage requis par les éditeurs. Benjamin précise le rôle qu'il attribue à la philologie dans une célèbre lettre à Adorno datée du 9 décembre 1938. Il refuse «d'adopter un type de développement théorique ésotérique».

Theodor W. Adorno – Walter Benjamin, Correspondance 1928-1940 [1994]; traduction française, rééditée dans Folio Essais, Paris, Gallimard, 2006, p.333.

Je pense que la spéculation ne prend son vol, et un vol nécessairement audacieux vers une certaine réussite, que si, au lieu de mettre les ailes de cire de l'ésotérique, elle cherche dans la construction seule sa source d'énergie. La construction voulait que la seconde partie du livre [soumise à l'éditeur pour être publiée en avance sous forme de texte autonome] soit faite essentiellement d'un matériau philologique. Il s'agit là moins d'une «discipline ascétique» que de dispositions méthodologiques.

Dans sa lettre du 10 novembre 1938, Adorno, déçu par cette présentation des «matériaux» dans leur factualité «sans interprétation théorique» (p.321) reprochait à Benjamin de «basculer dans l'exposition étonnée de la pure factualité» (p.324). Réponse de Benjamin (p.333):

Lorsque vous parlez d'une «présentation étonnée de la factualité», vous caractérisez l'attitude philologique dans sa vérité. Il fallait l'insérer dans la construction, non seulement pour les résultats qu'elle donne, mais justement pour ce qu'elle est.

Ce que pour ma part j'interprète ainsi: la philologie n'est pas seulement un instrument d'analyse (donnant des résultats), mais justement aussi une méthode d'écriture de l'histoire consistant à mettre le lecteur en présence des matériaux dans leur factualité, une écriture rhapsodique au sens ci-dessus défini.